Lettre Premiére, Partie 1

Monsieur, J’avais été bien aise de vous voir à Paris cet été dernier, parce que je pensais que vous y étiez venu à dessein de vous y arrêter, et qu’y ayant plus de commodité qu’en aucun autre lieu pour faire les expériences, dont vous avez témoigné avoir besoin afin d’achever les traités que vous avez promis au public, vous ne manqueriez pas de tenir votre promesse, et que nous les verrions bientôt imprimés. Mais vous m’avez entièrement ôté cette joie, lorsque vous êtes retourné en Hollande ; et je ne puis m’abstenir ici de vous dire, que je suis encore fâché contre vous de ce que vous n’avez pas voulu, avant votre départ, me laisser voir le traité des Passions, qu’on m’a dit que vous avez composé. Outre que, faisant réflexion sur les paroles que j’ai lues en une préface qui fut jointe il y a deux ans à la version française de vos Principes, où, après avoir parlé succinctement des parties de la philosophie qui doivent encore être trouvées, avant qu’on puisse recueillir ses principaux fruits, et avoir dit que :

Vous ne vous défiez pas tant de vos forces, que vous n’osassiez entreprendre de les expliquer toutes, si vous aviez la commodité de faire les expériences qui sont requises pour appuyer et justifier vos raisonnements,

vous ajoutez :
 
qu’il faudrait à cela de grandes dépenses, auxquelles un particulier comme vous ne saurait suffire, s’il n’était aidé par le public. Mais que, ne voyant pas que vous deviez attendre cette aide, vous pensez vous devoir contenter d’étudier dorénavant pour votre instruction particulière ; et que la postérité vous excusera, si vous manquez à travailler désormais pour elle.
Je crains que ce ne soit maintenant tout de bon que vous voulez envier au public le reste de vos inventions, et que nous n’aurons jamais plus rien de vous, si nous vous laissons suivre votre inclination. Ce qui est cause que je me suis proposé de vous tourmenter un peu par cette lettre, et de me venger de ce que vous m’avez refusé votre traité des Passions, en vous reprochant librement la négligence et les autres défauts, que je juge empêcher que vous ne fassiez valoir votre talent, autant que vous pouvez et que votre devoir vous y oblige. En effet, je ne puis croire que ce soit autre chose que votre négligence, et le peu de soin que vous avez d’être utile au reste des hommes, qui fait que vous ne continuez pas votre physique. Car encore que je comprenne fort bien qu’il est impossible que vous l’acheviez, si vous n’avez plusieurs expériences, et que ces expériences doivent être faites aux frais du public, à cause que l’utilité lui en reviendra, et que les biens d’un particulier n’y peuvent suffire. Je ne crois pas toutefois que ce soit cela qui vous arrête, parce que vous ne pourriez manquer d’obtenir de ceux qui disposent des biens du public, tout ce que vous sauriez souhaiter pour ce sujet, si vous daigniez leur faire entendre la chose comme elle est, et comme vous la pourriez facilement représenter, si vous en aviez la volonté. Mais vous avez toujours vécu d’une façon si contraire à cela, qu’on a sujet de se persuader que vous ne voudriez pas même recevoir aucune aide d’autrui, encore qu’on vous l’offrirait ; et néanmoins vous prétendez que la postérité vous excusera, de ce que vous ne voulez plus travailler pour elle, sur ce que vous supposez que cette aide vous y est nécessaire, et que vous ne la pouvez obtenir. Ce qui me donne sujet de penser, non seulement que vous êtes trop négligent, mais peut-être aussi que vous n’avez pas assez de courage pour espérer de parachever ce que ceux qui ont lu vos écrits attendent de vous. Et que néanmoins vous êtes assez vain pour vouloir persuader à ceux qui viendront après nous, que vous n’y avez point manqué par votre faute, mais parce qu’on n’a pas reconnu votre vertu comme on devait, et qu’on a refusé de vous assister en vos desseins. En quoi je vois que votre ambition trouve son compte, à cause que ceux qui verront vos écrits à l’avenir, jugeront, par ce que vous avez publié il y a plus de douze ans, que vous aviez trouvé dès ce temps-là tout ce qui a jusqu’à présent été vu de vous, et que ce qui vous reste à inventer, touchant la physique, est moins difficile que ce que vous en avez déjà expliqué. En sorte que vous auriez pu depuis nous donner tout ce qu’on peut attendre du raisonnement humain pour la médecine, et les autres usages de la vie, si vous aviez eu la commodité de faire les expériences requises à cela. Et même que vous n’avez pas sans doute laissé d’en trouver une grande partie, mais qu’une juste indignation contre l’ingratitude des hommes vous a empêché de leur faire part de vos inventions. Ainsi vous pensez que désormais, en vous reposant, vous pourrez acquérir autant de réputation que si vous travailliez beaucoup ; et même peut-être un peu davantage, à cause qu’ordinairement le bien qu’on possède est moins estimé que celui qu’on désire ou bien qu’on regrette. Mais je vous veux ôter le moyen d’acquérir ainsi de la réputation sans la mériter. Et bien que je ne doute pas que vous ne sachiez ce qu’il faudrait que vous eussiez fait, si vous aviez voulu être aidé par le public, je le veux néanmoins ici écrire. Et même je ferai imprimer cette lettre, afin que vous ne puissiez prétendre de l’ignorer, et que, si vous manquez ci-après à nous satisfaire, vous ne puissiez plus vous excuser sur le siècle. Sachez donc que ce n’est pas assez, pour obtenir quelque chose du public, que d’en avoir touché un mot en passant, en la préface d’un livre, sans dire expressément que vous la désirez et l’attendez, ni expliquer les raisons qui peuvent prouver, non seulement que vous la méritez, mais aussi qu’on a très grand intérêt de vous l’accorder, et qu’on en doit attendre beaucoup de profit. On est accoutumé de voir, que tous ceux qui s’imaginent qu’ils valent quelque chose, en font tant de bruit, et demandent avec tant d’importunité ce qu’ils prétendent, et promettent tant au-delà de ce qu’ils peuvent, que lorsque quelqu’un ne parle de soi qu’avec modestie, et qu’il ne requert rien de personne, ni ne promet rien avec assurance, quelque preuve qu’il donne d’ailleurs de ce qu’il peut, on n’y fait pas de réflexion, et on ne pense aucunement à lui.

First Letter, Paragraph One

Sir, I should have been very glad to have seen you this last summer at Paris, because I thought you would have come thither on purpose to stay there, and that having more conveniences there than any where else to try experiments, whereof you have intimated you stand in need to finish the treatises you promised to the world, you would not fail to keep your word with me, and we should shortly see them printed. But you have utterly defeated me of that joy by your return to Holland. And I cannot here refrain from telling you that I am angry with you for not letting me (before you took your journey) see the treatise of the Passions, which, I was told, you had compiled. Besides, reflecting on some words I had read in a Preface some two years since ushering  the translation of your Principles into French, wherein after you had spoken succinctly of the parts of philosophy yet to be discovered, before the chief fruit thereof can be gathered, and said that you do not so much mistrust your own strength, but you dare undertake to make them all known if you had conveniences to try experiments to maintain and justify your arguments. You add that greater expenses are necessary for that purpose than a private man, as you are, is able to disburse unless assisted by the public; but that since you could not expect this assistance, you thought to rest contented from thence forwards with studying for your own private instruction, and that posterity should excuse you if you left off labouring for them.  Now I am afraid in good earnest that you will envy the world the rest of your inventions, and we never shall have anything else of you, if we let you follow your own inclination. This is the reason why I thought to torment you a little with this letter, and revenge myself of your refusal of that treatise of the Passions to me by ingenuously reproving you for laziness and other faults, which I conceive, hinder you from improving your talent, as you may, and [as] your duty binds you. Upon my word, I cannot think it anything but your laziness and little care to be serviceable to mankind, which causes you not to go forwards with your physics. For though I very well understand it is impossible for you to finish it without many experiments, which ought to be defrayed by the public because they will reap the profit of it, and a private man’s estate is not sufficient to do it; yet I do not believe that is your remora.  For you cannot choose but obtain from the dispensers of the public treasure all you can to that purpose, if you would but vouchsafe to make known to them how the case stands, as you easily might do, had you a will to do it. But you have ever lived in a way so repugnant thereunto that there is reason to suspect that you would not accept assistance from anyone, though it were offered to you. And yet you pretend posterity shall excuse you if you take pains for it no more, on a supposition that this assistance is necessary and you cannot get it. Which gives me occasion to think not only that you are too sparing of your pains, but it may be that you have not courage enough to hope to go through with what they who have read your writings expect of you. And yet you are vainglorious as to persuade our successors that you failed not of it by any fault of your own, but because your virtue was not encouraged as it ought to have been, and you were denied furtherance in your designs. Wherein, I see your ambition hits the mark it aimed at because they who hereafter shall view your works will conceive, by what you published a dozen years ago, that you then had found out all that since has been seen to come from you, and what remains to be investigated in physics is less difficult than what you have already made known. So that you might since have given us all that may be expected from human reason concerning physic, and other necessaries of life, if you had had conveniences to make experiments requisite thereunto. Nay, that you have found out a good part of them too, but a just indignation against the ingratitude of man hath dissuaded you from letting them participate of your inventions, so you think that by lying still forever you shall acquire as much reputation as if you took pains for it. And, it may be more, because commonly good possessed is more valued than what is desired or lamented. But I’ll debar you from getting reputation without deserving it. And though I doubt not but you knew well enough what you should have done, if you would have been helped by the public.  For indeed, I will cause this letter to be printed, that you may not pretend ignorance of it, that if hereafter you fail to satisfy us, you may no more impute it to this age. For know, it is not enough to obtain anything from the public to have blurted out an occasional word of it in the preface of a book, not absolutely saying that you desire it and expect it, nor giving them proofs not only that you deserve it, but that they ought for their own sakes to grant it you, in regard they expect great profit by it. It is usually seen that they, who think they have anything in them, make such a noise of it and so importunately demand what they pretend to and promise so far beyond what they can perform, that when a man only speaks modestly of himself and requires naught from any man nor promises anything certainly, what proof forever he gives otherwise of his sufficiency, he is neither looked nor thought on.